•     27 juillet 2024

«Erdogan a créé une autoroute djihadiste en Turquie»

International | Par Adrien Jaulmes
Mis à jour le 19/02/2016 à 20h36

INTERVIEW - L'éditorialiste Kadri Gürsel reproche aux Occidentaux de ne pas avoir anticipé les conséquences de la politique syrienne du président turc.

Lorsque Kadri Gürsel, célèbre éditorialiste du grand quotidien turc Milliyet, apprend le 22 juillet 2015 le coup de téléphone de condoléances de François Hollande au président turc Recep Tayyip Erdogan après l'attentat islamiste de Suruç, ville du sud-ouest de la Turquie, dans lequel trente-trois militants pacifistes ont été tués, il réagit par un message sur le réseau Twitter: «Il est honteux que des chefs d'État étrangers appellent le principal responsable du terrorisme de l'État islamique en Turquie pour lui présenter des condoléances.» Le tweet est aussitôt repris sur les réseaux sociaux turcs. Le jour même Kadri Gürsel est licencié après vingt ans de collaboration avec ce journal pour «attitude subversive». Dans un petit ouvrage compact et pugnace qui paraît ces jours-ci (Turquie, année zéro, Coll. Le poing sur la table, Éditions du Cerf. 5 euros), le journaliste explique les raisons qui l'ont fait réagir.

LE FIGARO. - Votre émotion après l'attentat de Suruç, exprimée dans un tweet, vous a valu d'être licencié. Les raisons pour lesquelles vous avez écrit ce message existent-elles toujours?
Kadri GÜRSEL. - Oui, j'ai réagi de la sorte parce que j'avais été bouleversé par l'attentat de Suruç. Je voyais nettement que c'était la conséquence de la politique syrienne d'Erdogan. Le fait que des chefs d'État étrangers présentent des condoléances à celui qui avait entraîné la Turquie dans cette politique m'apparaissait comme une terrible ironie. Depuis le début du soulèvement syrien, le président turc a mené une politique de portes ouvertes, laissant se créer une autoroute djihadiste. Cette autoroute, qui fonctionne dans les deux sens, a permis aux djihadistes d'entrer et de sortir de Syrie, et d'utiliser le territoire turc comme base arrière. Cette profondeur stratégique a permis la fusion entre al-Qaida en Irak et les djihadistes syriens, qui a donné naissance à l'État islamique, à cheval sur les deux pays. Sans cette profondeur stratégique, l'État islamique n'aurait pas été capable de s'emparer de Mossoul en juin 2014, ni d'essaimer au Maghreb et en Europe. En laissant les djihadistes transiter librement sur le territoire turc dans le but de précipiter la chute du régime syrien, puis en fermant sciemment les yeux sur l'installation de réseaux djihadistes sur le sol turc, il était inévitable que ces mêmes djihadistes se retournent un jour contre la Turquie.

Cette politique syrienne s'inscrit-elle dans le grand dessein régional d'Erdogan, souvent qualifié de néo-ottomanisme?
L'expression de néo-ottomanisme a été créée pour séduire les sunnites conservateurs turcs, c'est un habillage pour vendre à la population la politique du nouveau régime. Erdogan a rêvé d'établir sur le pourtour de la Méditerranée orientale une série de régimes islamistes dominés par les Frères musulmans, de l'Égypte à la Syrie, dont il aurait été le parrain. Cette politique a échoué avec le coup d'État du général Sissi en Égypte en 2013, qui renverse le président Morsi, membre des Frères musulmans. Erdogan cherche sa légitimité dans le passé ottoman, et fait tout pour remplacer les symboles de la République kémaliste d'Atatürk. Il fait construire un palais gigantesque à Ankara et une mosquée immense sur la plus haute colline d'Istanbul, il crée les symboles d'un nouveau régime.


Pour changer la Constitution et établir un régime présidentiel, il a déclenché une guerre civile avec la minorité kurde dans l'est de la Turquie, qui a dévasté des villes entières, fait des centaines de morts, et déplacé des populations entières.
Cette guerre civile dans le Sud-Est est en train de porter le dernier coup, fatal, à la nation turque et laïque qu'avait créée la République kémaliste. Les kémalistes réprimaient eux aussi les Kurdes, mais au nom d'une citoyenneté turque commune. Les identités sont dorénavant réduites aux appartenances ethnique ou confessionnelle des populations. Les nouveaux blocs ainsi créés permettent d'assurer la permanence de la domination des islamistes sur la politique turque. Aucune coalition ne sera plus en mesure de remplacer l'AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur, au pouvoir NDLR). C'est une situation très dangereuse.

Les Occidentaux, qui voyaient dans Erdogan le représentant d'un islam moderne, modéré et démocratique, ont-ils été leurrés?
L'Occident a été aveugle. Depuis 2007, Erdogan n'a jamais eu l'intention sincère de faire de la Turquie un membre à part entière de l'Union européenne. Il a utilisé les critères du processus d'adhésion lancé en 2004 pour mettre fin à la tutelle de l'armée turque sur les institutions et asseoir ainsi son propre pouvoir. C'était son seul objectif. Il n'a ensuite fait aucune réforme structurelle. Sa politique d'ouverture à l'égard de l'Arménie puis à l'égard de la minorité kurde n'était qu'une manœuvre entièrement dépourvue de la moindre sincérité. Il voulait seulement obtenir le soutien moral et politique de l'Occident pour mettre au pas les militaires turcs, mais rien de plus. Les Occidentaux se sont laissés subjuguer par Erdogan, qui sait se montrer pragmatique et réaliste quand son intérêt est en jeu. On s'aperçoit maintenant qu'il n'est ni pragmatique ni réaliste quand il s'agit de religion. Il est persuadé d'avoir reçu une mission divine, de remettre la Turquie sur une voie islamique et orientale.

Il est capable de manœuvrer habilement, on l'a vu récemment pendant la crise des réfugiés.
Cette crise a elle aussi été conçue dès 2011 comme une manœuvre politique. Elle a eu pour but d'obtenir dans le nord de la Syrie une zone-tampon, assortie d'une exclusion aérienne, afin de précipiter la chute du régime de Bachar el-Assad. La crise des réfugiés est le résultat de la politique d'Erdogan. En laissant se former un front djihadiste dans le nord de la Syrie, elle a précipité la réaction du régime syrien, qui a bombardé les villes et les villages et jeté les populations vers la Turquie. Quand la Turquie a été débordée par ces réfugiés, Erdogan a ouvert les vannes et laissé une partie d'entre eux partir vers l'Europe. Aussi longtemps que la guerre continuera, le nombre des réfugiés augmentera. Donner de l'argent à Erdogan ne fait que perpétuer ce phénomène de vases communicants. La soumission d'Angela Merkel au chantage d'Erdogan ne résout rien, bien au contraire.
En acceptant en 2004 que le processus d'adhésion de la Turquie à l'Europe soit ouvert sans calendrier, l'UE s'est privée de tout moyen de pression. Un cadre plus strict n'aurait peut-être pas réussi à empêcher la dérive autoritaire du régime, mais elle aurait au moins permis de l'endiguer. La Turquie est un grand pays, qui ne va pas disparaître. Il faut une stratégie valable pour dialoguer avec elle. Au lieu de ça, vous allez bientôt avoir, en plus des réfugiés syriens et arabes, des réfugiés turcs fuyant le nouveau régime d'Erdogan.

Quelle peut-être l'issue de cette crise?
Nous avons à présent une crise régionale majeure, qui s'est aggravée depuis l'intervention de la Russie en Syrie. Les deux pays sont sur une trajectoire de collision. Poutine provoque Erdogan. Si ce dernier cède, et envoie son armée en Syrie pour se ménager une place à la table des négociations, une conflagration n'est pas à exclure. La politique syrienne d'Erdogan est un échec total, mais les conséquences peuvent être plus dramatiques encore que la situation ne l'est déjà.

Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 20/02/2016.